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La montagne aux étoiles, de Pascal Marichalar
Le nom de Mauna Kea est sans doute moins familier des volcanophiles que celui de ses voisins Mauna Loa et Kīlauea en raison de son inactivité (il est assoupi depuis environ 4 000 ans). La « montagne blanche » – son sommet est enneigé en hiver – est en revanche bien connue des astrophiles, car il constitue un haut lieu de l’astronomie mondiale. Une douzaine de grands télescopes sont installés à son sommet, dont certains associés à des découvertes majeures : l’observatoire Keck a notamment participé à la découverte de l’accélération de l’expansion de l’univers en 1998. Il faut dire que le site offre de fabuleuses conditions de seeing, paramètre qui qualifie la visibilité en astronomie. À 4 207 mètres d’altitude (point culminant de l’archipel), son sommet est presque toujours au-dessus de la couche nuageuse, garantissant un air sec sans turbulences, tandis que l’éloignement des villes le préserve de toute pollution lumineuse.
C’est la course à la Lune, au début des années 1960, qui lança la « carrière » scientifique du volcan. Le célèbre astronome Gerard Kuiper, fondateur du Lunar and Planetary Laboratory, avait pour mission d’identifier des sites d’alunissage pour le programme Apollo. Cela passait d’abord par l’identification, sur Terre, de sites propices à l’installation d’un nouvel observatoire infrarouge. Kuiper envoya son collaborateur Alika Herring à Hawaï pour tester les conditions au sommet du Haleakalā (3 055 m), volcan éteint situé sur l’île de Maui, où se trouvait déjà un observatoire solaire – plutôt approprié quand on sait que le nom de la montagne signifie « maison du soleil ». Mais les conditions ne se révélèrent pas si idéales, et Kuiper et Herring jetèrent finalement leur dévolu sur le Mauna Kea. Le discours de l’astronome lors de la cérémonie d’inauguration, en juillet 1964, montre bien son enthousiasme pour le volcan :
Ce sommet est probablement le meilleur site au monde – je répète – au monde, depuis lequel étudier la Lune, les planètes, les étoiles. […] C’est un joyau ! C’est ici que l’on peut faire les observations les plus avancées et les plus puissantes depuis cette Terre.
Depuis la découverte de ces propriétés exceptionnelles, le sommet du Mauna Kea a vu les observatoires pousser comme des champignons. C’est cet essor que retrace le sociologue et historien Pascal Marichalar, en plongeant dans les archives des diverses entités impliquées (universités, observatoires, presse locale…). En ressort un récit passionnant, qui prend parfois presque des allures de thriller politique ! Les luttes d’influence sont effectivement nombreuses : d’abord entre la grande île d’Hawaï et un lobby pro-Maui, qui n’entend pas se faire souffler l’installation de l’observatoire ; puis, dans les années 1970, entre les villes de Hilo et Waimea pour l’installation du siège du télescope Canada–France–Hawaï (seuls les techniciens montent quotidiennement au sommet, où les conditions sont rudes ; les scientifiques s’installent à des altitudes plus clémentes).
Mais le principal conflit relaté dans le livre est celui qui opposa – oppose toujours – les défenseurs du Mauna Kea aux promoteurs d’observatoires toujours plus gigantesques. Marichalar retrace avec brio l’histoire de ce combat, qui prend ses racines dans l’essor de mouvements écologistes dans les années 1970, mais pas seulement. À la protection de l’environnement s’ajoute un certain renouveau identitaire des Kānaka Maoli, le peuple autochtone de l’archipel. La défense du volcan s’inscrit ainsi dans un élan plus global : promotion de la langue hawaïenne, réappropriation de la culture pré-coloniale, etc. Demeure de la divinité associée à la neige, le Mauna Kea est un lieu hautement symbolique de la cosmogonie hawaïenne, considéré comme le cordon ombilical qui relie l’île-enfant au ciel. Les observatoires sont donc vus comme une violation de terres sacrées. Ces terres appartiennent officiellement à l’État, qui les a louées à l’université d’Hawaï pour 65 ans. (L’université sous-loue les parcelles aux observatoires pour un dollar symbolique annuel, quand bien même ces projets bénéficient de budgets colossaux.) Dans les années 2010, le conflit s’est cristallisé autour du projet d’installation du Thirty Meter Telescope (TMT), titan au miroir primaire de 30 mètres de diamètre et nécessitant la construction d’un bâtiment de 55 mètres de haut ! La résistance s’est organisée, notamment sous la forme d’un blocage pacifique de la route montant au volcan afin d’empêcher les ouvriers d’accéder au sommet. Depuis les dernières actions en 2019, le chantier n’a pas progressé.
Le livre de Pascal Marichalar a le mérite d’être nuancé. Son précédent ouvrage, Qui a tué les verriers de Givors ?, consacré aux maladies professionnelles contractées par des ouvriers, était apparemment peu contradictoire, laissant voir la pensée d’un seul « camp ». Ici le sociologue donne la parole à toutes les parties et montre bien toute la diversité d’opinions qu’on y trouve. Car on est bien loin d’un affrontement binaire où les gentils Kānaka Maoli seraient opposés aux méchants astronomes. Le mouvement de contestation du TMT a pu opposer des membres de la communauté autochtone entre eux, comme des policiers parfois chargés d’arrêter des membres de leur propre famille ! Certains sont tout simplement pro-télescope, y voyant une opportunité pour le développement de l’île. Du côté des astronomes aussi, la communauté est divisée entre une frange progressiste, qui commence à se soucier de l’impact de son activité, et les tenants de l’avancée de la science à tout prix, qui font peu de cas de l’environnement du volcan ou de son caractère sacré…
Au-delà du conflit, l’ouvrage nous apprend également une foule de choses sur l’histoire de la grande île, depuis les traditions de cowboys dans les ranchs de l’ouest jusqu’au déclin des plantations de canne à sucre en passant par l’immigration associée à ces activités (Portugais, Japonais…). De volcans il n’est finalement que peu question – même si l’un d’eux est au centre de toute cette agitation ! – mais qu’importe : que vous soyez intéressé par l’histoire des sciences, l’astronomie, ou la culture hawaïenne, La montagne aux étoiles est une lecture passionnante.
Hasard du calendrier, la parution de cet ouvrage coïncide avec la décommission d’un premier télescope, le Hōkū Keʻa Observatory, qui a été complètement enlevé du site, dalle comprise, en avril–mai 2024. Deux autres sont en cours de démantèlement. Ce programme vise à apaiser les tensions autour d’une éventuelle construction du TMT, même si celle-ci semble avoir du plomb dans l’aile. Le site de « secours » du projet, au Chili, ayant été astucieusement récupéré par les Européens pour leur propre Extremely Large Telescope, les Américains n’ont plus de plan B… Le temps presse, car le bail de l’université d’Hawaï sur le sommet du Mauna Kea expire en 2033. Autrement dit demain vu les délais généralement observés dans les grands projets astronomiques. ■
Marichalar P, 2024. La montagne aux étoiles. Enquête sur les terres contestées de l’astronomie.
La Découverte.
Article issu de kīpuka #6, texte diffusé sous licence CC BY-NC-ND.