Frodo a-t-il vraiment pu échapper à l’éruption du Mont Destin ?

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Dans Le Retour du roi, Tolkien décrit une éruption du Mont Destin, à laquelle le héros Frodo et son acolyte Sam parviennent à échapper de justesse. En analysant cette description, on reconnaît plusieurs aléas volcaniques réels. Une fois ces phénomènes identifiés, on peut alors s’amuser à poser cette question : les protagonistes ont-ils vraiment pu survivre à la colère du volcan ? Cette interrogation un tantinet absurde est surtout l’occasion de revenir sur la létalité des différents aléas volcaniques.

Prévenons d’emblée les lecteurs et lectrices, même si l’œuvre de Tolkien est universellement connue : la suite de cet article divulgue une partie de l’intrigue du Seigneur des Anneaux, et notamment une scène-clé du troisième volume, Le Retour du roi. Cet avertissement étant posé, voyons ce que cette scène nous apprend sur le dynamisme éruptif du Mont Destin1 et sur les probabilités d’y survivre. La colère du volcan commence après que Gollum, s’étant emparé de l’Anneau unique, fut tombé dans le gouffre ardent de l’édifice. Leur quête accomplie, Frodo et Sam, les deux héros, assistent alors aux convulsions du Mont Destin :

[…] la terre trembla, la plaine se souleva et se fissura, et l’Orodruin vacilla sur son socle. Des feux jaillirent de sa cime fendue. Le tonnerre éclata dans le ciel strié d’éclairs. Une pluie cinglante et noire s’abattit en trombe comme autant de coups de fouet.

Un peu plus loin, Sam et Frodo sont sur le point d’être ensevelis par l’éruption :

Ils avaient atteint une petite colline de cendre au pied de la Montagne ; mais il n’y avait plus moyen de s’en échapper. C’était devenu une île, une île bien éphémère au milieu du tourment de l’Orodruin. Tout autour, la terre était béante ; des fumées s’exhalaient de larges fissures et de profonds trous. Derrière eux, la Montagne était dans les affres. Ses flancs laissaient apparaître de grandes crevasses. De lentes rivières de feu descendaient vers eux sur ses longues pentes. Bientôt, ils seraient engloutis. Une pluie de cendres chaudes s’abattait.

En analysant ces extraits, nous pouvons identifier au moins quatre aléas volcaniques tels que définis par le poster présenté ci-dessous :
– Les feux jaillissants correspondent sans doute aux projections de bombes volcaniques.
– Les fumées qui s’exhalent sont des fumerolles.
– Les lentes rivières de feu sont sans équivoque des coulées de lave.
– La pluie de cendres correspond à une retombée de cendres depuis le nuage éruptif.
On pourrait rajouter les séismes, évidemment, qui ne sont pas représentés sur ce diagramme mais sont concomitants de l’activité volcanique. Les éclairs ne sont pas un aléa proprement volcanique, mais il est intéressant que Tolkien ait pensé à les inclure, puisqu’ils sont en effet souvent présents dans les panaches explosifs. Enfin, cendres et pluie sont le cocktail idéal pour produire des lahars, ces coulées de boue volcanique dévastatrices.

Poster représentant les différents aléas volcaniques : bombes, fumerolles, coulées de lave, écoulements pyroclastiques...
Poster présentant les différents aléas volcaniques. La plupart sont associés à des éruptions, mais lahars et avalanches de débris peuvent se produire hors activité éruptive. Bobbie Myers et Carolyn Driedger, USGS, domaine public.

D’après les descriptions de Tolkien, l’éruption du Mont Destin met donc ses héros face à cinq aléas volcaniques. Voyons maintenant, aléa par aléa, quelle est leur dangerosité et comment Frodo et Sam pouvaient s’en prémunir. Commençons d’emblée par évacuer le problème des bombes volcaniques. En volcanologie, on sépare les projections en trois catégories selon leur granulométrie : les bombes correspondent à tous les fragments d’un diamètre supérieur à 64 mm ; le terme « cendres » regroupe tout ce qui est inférieur à 2 mm ; la catégorie intermédiaire est appelée lapilli. Il est évident que la chute d’un caillou de plus de 6 centimètres sur la tête représente un danger mortel. Toutefois, les bombes ne vont généralement pas très loin du cratère – certain sommets, comme le Stromboli (Italie) et le Sakurajima (Japon), sont d’ailleurs équipés d’abris anti-projections. En allant rapidement vers le pied du volcan, comme nos protagonistes, on peut s’en prémunir. Les retombées de cendres tuent davantage, mais pas directement : les victimes de cet aléa meurent lorsque le toit de leur maison s’effondre sous le poids des cendres… En étant à l’extérieur, Sam et Frodo n’étaient pas exposés. Le gaz est rarement mortel : la majeure partie des 2 018 victimes recensées dans une base de donnée[1] sont les malheureux riverains du lac Nyos (Cameroun), tués dans leur sommeil lors du dégazage catastrophique de CO2 du 21 août 1986. À moins de rester le nez dans une fumerolle, il y avait peu de chances que les hobbits soient intoxiqués par les émanations du volcan. Restent les lahars et les coulées de lave. Ces deux phénomènes sont des écoulements gravitaires, qui ont tendance à suivre les vallées. Pour y échapper, il faut donc rester sur les hauteurs ; Frodo et Sam ont eu le bon réflexe en montant sur une colline… sauf que cette dernière se retrouve entourée par la lave – devenant un kīpuka – et menace d’être engloutie. Quant à l’aléa le plus mortel représenté sur le diagramme de l’USGS, l’écoulement pyroclastique, il ne semble pas faire partie de la panoplie du Mont Destin, au moins lors de cette éruption.

Carte et coupe du Mont Destin.
Carte et coupe du Mont Destin publiées dans L’Atlas de la Terre du Milieu de Karen Wynn Fonstad. On peut y voir la morphologie de l’édifice, le trajet suivi par les protagonistes lors de son ascension, ainsi que la Faille du Destin, théâtre de la chute de l’Anneau unique. © 1991 Todd A. Fonstad.

Alors, Frodo et Sam pouvaient-ils échapper à une telle débauche d’aléas, même si certains d’entre eux sont finalement peu souvent mortels ? Sans doute pas. Pour les ressorts dramatiques de l’histoire, il fallait bien que les héros soient en danger de périr, afin de faire trembler le lecteur… C’est ainsi que les deux compères sont sur le point d’être tués, et il faut l’intervention extérieure de trois grands Aigles – ancêtres de l’hélicoptère – pour sauver leur peau :

C’est ainsi que Gwaihir les vit de son regard perçant et sa vue clairvoyante, porté par le vent sauvage, et bravant le grave péril des cieux, il tournoya dans les airs : deux petites formes sombres, isolées, solitaires, main dans la main sur une petite colline, tandis que le monde tremblait sous eux, agonisant, et que des rivières de feu les rejoignaient. Et comme il les apercevait et fondait sur eux, il les vit tomber, épuisés, suffoqués par la chaleur et la fumée, ou terrassés enfin de désespoir, fermant les yeux devant la mort. Ils gisaient côte à côte ; et Gwaihir plongea, avec Landroval et Meneldor le vif ; et dans un rêve, sans savoir ce qui leur arrivait, les voyageurs furent soulevés de terre et emportés au loin, hors des ténèbres et du feu.

Ouf ! Ces descriptions soulèvent une autre question : cette éruption du Mont Destin est-elle réaliste, géologiquement parlant ? Les connaisseurs pourront s’étonner que certains aléas mentionnés sont caractéristiques des volcans effusifs (les coulées de lave), tandis que d’autres sont typiques des volcans explosifs (les cendres). Mais la réalité est bien plus complexe que ce que cette classification binaire veut nous faire croire2. Déjà, les volcanologues préfèrent parler d’éruption effusive ou explosive, plutôt que de volcan. En effet, des volcans typiquement explosifs émettent fréquemment des coulées de lave. Même la caldeira de Yellowstone, volontiers citée pour ses « super éruptions », a surtout émis des coulées massives (plusieurs dizaines de kilomètres cube chacune) dans son histoire récente. En 2011, l’éruption plinienne du volcan Cordón Caulle (Chili) présenta un panache explosif et une coulée de lave sortant simultanément du même évent, un phénomène sans doute plus fréquent qu’on ne le pense. Inversement, les volcans à tendance effusive, comme le Kīlauea (Hawaï), peuvent parfois exploser : ce fut le cas en 1790 et 1924. Et même quand ils n’explosent pas à proprement parler, leurs fontaines de lave produisent des cendres. Des cendres basaltiques certes, et dispersées beaucoup moins loin que lors de la mise en place d’un véritable panache, mais des cendres tout de même. Il existe même des ignimbrites (dépôt d’écoulement pyroclastique) basaltiques. Bref, si à première vue l’éruption décrite par Tolkien peut sembler irréaliste, elle reste plausible. Et après tout, la Terre du Milieu est peuplée de créatures fantastiques et de magie ; laissons donc un peu de merveilleux intervenir dans la dynamique éruptive du Mont Destin…

Les différents monts Destin dans le monde réel

Si le Mont Destin est issu de l’imagination fertile de Tolkien, on peut le rapprocher de plusieurs volcans bien réels. Le premier est le Stromboli (Italie), dont on peut parfois lire qu’il aurait servi de modèle à l’auteur. La réalité est un peu différente. Selon le professeur d’anglais Clyde S. Kilby, Tolkien aperçut une éruption nocturne du célèbre volcan italien depuis un bateau en 1966 – soit plus de 10 ans après la publication du Seigneur des Anneaux. Il déclara alors qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi similaire au Mont Destin. C’est donc a posteriori que l’écrivain a reconnu le Stromboli comme un analogue de l’Orodruin. En Nouvelle-Zélande, deux volcans ont servi de décors naturels lors de plans rapprochés dans l’adaptation cinématographique des romans par Peter Jackson. Il s’agit des monts Ngauruhoe et Ruapehu, dont les paysages arides correspondent bien aux descriptions du Mordor. (Lors des plans larges, le Mont Destin est en revanche réalisé en images de synthèse.) Enfin, il existe bien un Doom Mons… sur Titan ! En effet, la convention de nomenclature édictée par l’Union astronomique internationale veut que les montagnes et chaînes de montagnes (mons et montes) du satellite de Saturne soient nommées d’après celles de la Terre du Milieu.

Photo du volcan néo-zélandais Ngauruhoe montrant un cône minéral noir et rouge sur lequel subsistent quelques névés.
Les pentes rocailleuses du mont Ngauruhoe, en Nouvelle-Zélande, ont servi de décor pour représenter le Mont Destin dans l’adaptation cinématographique du Retour du roi par Peter Jackson. CC BY Geoff McKay.

Article issu de kīpuka #4, texte diffusé sous licence CC BY-NC-ND.

Notes

1 Mount Doom en version originale, ou encore Orodruin (« montagne de la flamme rouge ») en Sindarin, l’une des langues construite par Tolkien. Le volcan était initialement appelé « montagne du Destin » dans la traduction française de Francis Ledoux ; j’opte ici pour la nouvelle traduction de Daniel Lauzon.

2 Au sujet de la classification des volcans, écoutons ce que Maurice Krafft, volontiers provocateur, disait dans une émission : « Les classifications sur les volcans c’est à bannir finalement, parce que classer un volcan ce n’est pas possible. Chaque volcan a sa personnalité et, sans être méchant, il faut bien dire que c’est toujours les vieilles barbes et académiciens qui font leurs classifications, et alors toute une génération est obligée de s’y tenir. Il n’y a rien de vrai dans tout cela… » Les vieilles barbes apprécieront !

Références

[1] Witham CS, 2005. Volcanic disasters and incidents: A new database. J Volcanol Geotherm Res 148, doi:10.1016/j.jvolgeores.2005.04.017