Le pika trouve refuge dans les coulées de lave américaines

par

dans

Boule de poil de 150 grammes, le pika d’Amérique est une espèce très sensible au changement climatique. Craignant la chaleur, cet animal montagnard ne cesse d’être repoussé vers des altitudes toujours plus élevées, en quête de températures plus clémentes. Mais depuis les années 2010, plusieurs études ont montré la présence du pika à plus basse altitude dans différentes régions volcaniques de l’ouest américain : la présence de coulées de lave lui offre un habitat inhabituel.

Malgré les apparences, qui les font passer pour une sorte de grosse souris, les pikas1 ne sont pas des rongeurs. En dépit d’oreilles arrondies et de pattes postérieures courtes (photo ci-dessous), le genre Ochotona, qui regroupe toutes les espèces de pika, appartient en réalité à l’ordre des lagomorphes, faisant de lui un proche cousin des lièvres et des lapins. Les pikas sont d’ailleurs parfois appelés « lièvres siffleurs » en raison de leur sifflement strident. Diverses espèces sont réparties dans les régions froides d’Asie et d’Amérique du Nord. Car les pikas sont considérés comme une relique du dernier âge glaciaire : exposés à des températures élevées, ils peuvent mourir en quelques heures. Ce sont donc des animaux essentiellement montagnards. Dans l’Himalaya, Ochotona macrotis a été observé à des altitudes supérieures à 6 000 mètres ! Mais c’est à une des espèces nord-américaines que nous allons nous intéresser ici. Ochotona princeps, le pika d’Amérique, est réparti dans les massifs de l’ouest américain, depuis la Californie et le Nouveau-Mexique au sud jusqu’aux provinces canadiennes de Colombie-Britannique et de l’Alberta au nord (Sierra Nevada, chaînes des Cascades, montagnes Rocheuses). Comme ses cousins asiatiques, le pika d’Amérique affectionne les sommets… et les coulées de lave !

Photographie d'un pika d'Amérique tenant une plante dans sa bouche.
Un pika d’Amérique, ici dans son environnement traditionnel, un pierrier des montagnes Rocheuses canadiennes. Les pikas sont souvent vus en train de transporter des plantes qu’ils stockent pour l’hiver. CC BY Bernd Thaller.

Une espèce sentinelle

Le pika d’Amérique est une jolie boule de poil de 150 grammes environ. Dans son terrain montagnard « classique », il affectionne les talus d’éboulis, les pierriers, qui lui offrent de nombreuses cachettes contre les prédateurs (rapaces, lynx, petits mammifères carnivores comme les hermines…). C’est un animal diurne, qui n’hiberne pas – comme il apprécie le froid, il n’a pas besoin de se terrer à l’abri en hiver. Il mange toutes sortes de végétaux et, fait intéressant, en stocke aussi pour l’hiver : un des marqueurs de la présence du pika est des tas d’herbe sèche dans des anfractuosités. Oui, le pika fait les foins !

 La sensibilité du pika aux températures en a fait une espèce dite « sentinelle », terme employé par les écologues pour désigner une espèce qui sert à alerter d’un changement environnemental (apparition d’un parasite, d’une pollution, etc.) car elle est la première à en présenter les symptômes. Dans plusieurs parcs américains, Ochotona princeps est donc étudié en tant que sentinelle du changement climatique. Son aire de répartition se réduit à mesure que les températures augmentent, puisque la quête de fraîcheur le pousse vers de plus hautes altitudes. Cela pose aussi un problème en matière de « connectivité », c’est-à-dire que des populations autrefois reliées vont se retrouver isolées, ce qui est généralement synonyme de plus grande fragilité. Ce déclin potentiel a conduit des associations à demander l’inscription du pika d’Amérique sur la liste des espèces menacées auprès du Fish and Wildlife Service (USFWS) – classement refusé en 2010. Depuis, les études scientifiques se multiplient pour tenter de mieux connaître la répartition de l’espèce et l’évolution de son habitat. Des biologistes arpentent le terrain et cherchent les indices de sa présence : des crottes ; les fameux tas de foin ; les sifflements caractéristiques… Avec parfois des surprises !

Un habitat lavique inhabituel

Des populations de pikas ont en effet été recensées dans plusieurs régions de l’ouest américain qui ne correspondent pas à son habitat habituel, à des altitudes plus basses synonymes de températures plus élevées. À ce jour, au moins quatre zones sont concernées :
– Craters of the Moon (Idaho)
– Lava Beds (Californie)
– le monument volcanique de Newberry (Oregon)
– les cratères de Mono-Inyo (Californie)
Qu’ont donc ces régions en commun ? Comme leur nom le laisse supposer, elles sont toutes d’origine volcanique. Il semble que les grands champs de lave qui les constituent procurent aux pikas un habitat propice : leur surface chaotique offre de nombreuses anfractuosités où ils peuvent trouver une relative fraîcheur. Voyons en détail quelques principaux résultats de ces études.

Photo d'un champ de lave cordée à Craters of the Moon (Idaho).
Lave pāhoehoe cordée à Craters of the Moon (Idaho). Ce type de surface offre un habitat propice aux pikas d’Amérique, avec de nombreuses anfractuosités où se protéger de la chaleur. Kensie Stallings (NPS), domaine public.

 A priori, rien ne prédispose Craters of the Moon à héberger le pika d’Amérique. Cette vaste plaine, où des laves récentes couvrent plus de 1 000 km2, est située à des altitudes comprises entre 1 301 et 1 985 mètres, ce qui est inférieur à la limite basse de l’espèce à ces latitudes. De plus, les températures maximales y dépassent fréquemment 28 °C en juillet, soit bien plus que le seuil mortel pour le petit lagomorphe (25,5 °C). Et encore ne s’agit-il que de la température de l’air… La surface du roc noir, elle, peut dépasser 60 °C ! Mais sous ce roc, de multiples interstices procurent un habitat bien plus frais. En particulier, l’étude de Craters of the Moon a montré[1] que la probabilité d’y trouver des pikas était dix fois plus élevée dans les laves pāhoehoe que dans les laves de type ʻaʻā (voir encadré ci-dessous). Cela s’explique par une plus grande complexité de la surface, où de minces couches de lave brisées sont superposées et offrent de nombreux puits, fissures, surplombs… Un véritable réseau de grottes – à l’échelle d’un pika – où la circulation d’air crée des conditions de vie plus fraîches. Les écologues soulignent néanmoins que tous les habitats recensés sont situés à plus de 1 600 m. Malgré l’abri thermique procuré par les coulées de lave, cette limite basse pourrait donc remonter en cas d’augmentation des températures et alors réduire l’aire habitable par l’espèce. Plus récemment, une autre étude des pikas de Craters of the Moon s’est attachée à comparer leur comportement avec celui de pikas d’un habitat alpin « classique » de l’espèce, les pierriers de Gray Peaks (Idaho), situés à une altitude de 2 200–2 500 mètres. L’un des principaux résultats[2] est que les pikas de basse altitude, quoique toujours diurnes, ont pendant la période estivale une activité de surface limitée en milieu de journée, sortant essentiellement le matin et le soir. Ils ont également un territoire plus étendu, ce qui peut s’expliquer par la rareté de la végétation sur les coulées de lave, qui les oblige à se déplacer davantage pour trouver de la nourriture. L’espèce fait donc preuve d’une certaine capacité d’adaptation dans ce nouveau milieu.

Pāhoehoe et ‘a‘ā

Pāhoehoe et ʻaʻā sont deux des trois termes hawaïens couramment employés dans le jargon volcanologique – avec kīpuka ! Ils désignent les deux grandes familles de textures qu’on trouve couramment au sein des coulées de lave basaltiques. Pour simplifier, la lave de type pāhoehoe est plutôt lisse, même si elle forme de multiples plis et rides (la lave cordée par exemple), tandis que la lave ʻaʻā est rugueuse, scoriacée, formée de blocs anguleux. Il est impropre de parler de « coulée pāhoehoe » ou de « coulée ʻaʻā », car les deux types de lave cohabitent fréquemment au sein de la même unité. Une coulée peut en effet passer d’une texture à l’autre en fonction de paramètres comme le débit de lave, la pente, etc. Au détour de la littérature, on peut tomber sur des variations régionales de ces termes : la lave ʻaʻā est appelée « cheire » en Auvergne et « lave en grattons » à La Réunion.

 La méthode développée à Craters of the Moon a ensuite été employée par une étude comparative[3] au monument national volcanique de Newberry. Cette zone protégée de l’Oregon a la particularité de présenter un volcanisme dit « bimodal », avec à la fois de vastes coulées basaltiques et une caldeira contenant quelques courtes coulées de lave visqueuse (rhyolite), sans magma de composition intermédiaire. L’étude des pikas s’est focalisée sur quatre coulées basaltiques constituant un environnement relativement similaire à sa zone de référence : laves récentes (6 000 à 7 000 ans) ; altitude entre 1 210 et 1 783 mètres ; températures atteignant 38 °C en été. Bref, en principe pas le paradis pour notre Ochotona princeps… Mais comme en Idaho, ces travaux ont montré l’existence de l’espèce dans ce milieu pourtant loin de ses conditions idéales. Un des intérêts de cette étude est d’avoir placé des capteurs de température à la fois en surface des coulées et à l’intérieur de crevasses à proximité des territoires pika identifiés. Ces données montrent clairement l’abri procuré par la lave : à l’été 2011, on passe d’une température maximale moyenne de 37,5 °C (surface) à 21,5 °C (sous-sol). Même chose à l’été 2012, plus frais, mais où l’on passe tout de même de 23,9 °C à 14,5 °C en se glissant sous la roche. L’histoire se répète à Lava Beds (Californie), où une étude[4] a trouvé le pika d’Amérique bien loin de son terrain montagneux de prédilection. Ces jeunes coulées de lave (800 à 12 800 ans) sont situées à des altitudes de 1 230–1 650 m seulement et subissent des températures supérieures à 30 °C en juillet. Mais il règne sous leur surface chaotique un microclimat, qui permet au pika de survivre à la chaleur extérieure.

Photographie de Wilson Butte, un des dômes de lave de Mono-Inyo (Californie).
Wilson Butte, un des dômes de lave de Mono-Inyo, vu depuis Obsidian Flow. Avec leur talus d’éboulis, ces dômes constituent un milieu idéal pour les pikas. Lee Siebert (Smithsonian Institution), domaine public.

 Le quatrième site étudié, lui aussi situé en Californie, est un peu différent. Contrairement à ce que leur nom indique, la chaîne des cratères de Mono-Inyo est essentiellement constituée de dômes et de coulées de rhyolite. Beaucoup plus visqueuse que le basalte, la lave rhyolitique peut édifier des coulées très épaisses : 75 mètres en moyenne pour South Coulee, cadre d’une récente campagne de recherche[5]. Ces structures sont généralement bordées par des talus d’éboulis provenant de la chute de blocs de lave refroidie lors de l’écoulement (photo ci-dessus). En ce sens, elles procurent un environnement beaucoup plus proche des pierriers alpins, au moins sur le plan morphologique. Car sur le plan climatique il s’agit d’une région relativement chaude, avec plus de 30 °C enregistrés en juillet. Mais là encore, les mesures thermiques ont montré que les interstices entre les blocs éboulés procurent des havres de fraîcheur, tandis que les mesures d’activité des pikas montrent qu’elle est réduite aux heures les plus chaudes (figure ci-dessous). L’espèce a donc bien su adapter son comportement à ce milieu lavique inhabituel. North Coulee, un autre site des cratères Mono-Inyo où les relevés de terrain successifs montraient qu’il était devenu inhabité depuis une dizaine d’années, était de nouveau occupé en 2021. Cette récente découverte[6] montre que les pikas sont capables de recoloniser des territoires.

Graphique montrant l'évolution de la température et de l'activité des pikas en fonction de l'heure de la journée. Les deux paramètres ont une corrélation inverse : à la mi-journée, quand la température monte, l'activité baisse.
Taux d’activité des pikas (en noir) et température moyenne (en rouge) en fonction de l’heure de la journée à South Coulee, pendant les étés 2012 et 2013. On note une corrélation inverse entre les deux paramètres.
Modifié d’après Smith et al. (2016).

 Au final, ces différentes études se veulent plutôt rassurantes quant à l’avenir d’Ochotona princeps, et peuvent sembler justifier a posteriori la décision de l’USFWS de ne pas protéger l’espèce… Si son habitat montagnard se restreint, sa découverte dans des milieux volcaniques de plus basse altitude a en réalité étendu son aire de répartition connue. Il n’empêche : même s’il n’est pas menacé à court terme, le pika d’Amérique demeure important pour son rôle de sentinelle climatique. Son évolution reste donc scrutée de près par les biologistes, qui continuent d’arpenter montagnes et coulées de lave en quête de sifflements, de crottes, ou de tas de foin.

Article issu de kīpuka #5, texte diffusé sous licence CC BY-NC-ND.

Notes

1 Contrairement à ce que son nom peut laisser croire, le célèbre personnage Pikachu n’est pas basé sur un pika. Sa créatrice, Atsuko Nishida, affirme qu’elle s’est plutôt inspirée d’un écureuil. En japonais, pika est l’onomatopée associée à une étincelle électrique, ce qui correspond au pouvoir du pokémon mais a pu entretenir la confusion.

Références

[1] Rodhouse TJ, Beever EA, Garrett LK, Irvine KM, Jeffress MR, Munts M, Ray C, 2010. Distribution of American pikas in a low-elevation lava landscape: conservation implications from the range periphery. J Mammal 91, doi:10.1644/09-MAMM-A-334.1

[2] Camp MJ, Shipley LA, Varner J, Waterhouse BD, 2020. Activity Patterns and Foraging Behavior of American Pikas (Ochotona princeps) Differ between Craters of the Moon and Alpine Talus in Idaho. West N Am Nat 80, doi:10.3398/064.080.0106

[3] Shinderman M, 2015. American pika in a low‐elevation lava landscape: expanding the known distribution of a temperature‐sensitive species. Ecol Evol 5, doi:10.1002/ece3.1626

[4] Ray C, Beever EA, Rodhouse TJ, 2016. Distribution of a climate‐sensitive species at an interior range margin. Ecosphere 7, doi:10.1002/ecs2.1379

[5] Smith A, Nagy J, Millar C, 2016. Behavioral ecology of American pikas (Ochotona princeps) at Mono Craters, California: living on the edge. West N Am Nat 76, doi:10.3398/064.076.0408

[6] Millar CI, Smith AT, 2022. Return of the pika: American pikas re‐occupy long‐extirpated, warm locations. Ecol Evol 12, doi:10.1002/ece3.9295