White Terraces, de Charles Blomfield

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Les paysages volcaniques sont le théâtre de fréquents changements. Ils sont sans cesse remodelés, bouleversés, parfois même détruits par les éruptions. La peinture peut alors constituer l’unique moyen d’admirer leur splendeur passée. L’image des Pink and White Terraces, site néo-zélandais autrefois considéré comme une merveille naturelle, a survécu à leur disparition en 1886 grâce à un peintre anglais prolifique.

Geysers et autres sources chaudes volcaniques créent souvent des concrétions. Leurs eaux riches déposent, couche après couche, leur charge minérale, construisant des formations parfois spectaculaires. Lorsqu’une telle source s’écoule sur un relief, elle peut alors ériger, au fil des siècles, une succession de bassins en terrasses. C’est le cas des célèbres Mammoth Hot Springs, dans le parc national américain de Yellowstone, dont les bassins fumants font le bonheur des photographes. Des sites similaires, plus extraordinaires encore, existaient jusqu’à la fin du xixe siècle en Nouvelle-Zélande. Autour du lac Rotomahana (littéralement le « lac chaud » en Maori), plusieurs sources avaient en effet bâti de vastes terrasses de geysérite, nom donné à un dépôt siliceux – les terrasses de Yellowstone sont en travertin, un dépôt carbonaté, mais le résultat est esthétiquement similaire. Les deux principaux sites s’appelaient Ōtūkapuarangi (« la fontaine du ciel nuageux ») et Te Tarata (« la roche tatouée »), mais étaient devenues célèbres sous leur désignation anglaise englobante, Pink and White Terraces, d’après leur couleur respective. Des couleurs qui ont inspiré le peintre Charles Blomfield, dont le nom est à jamais associé aux terrasses.

Huile sur toile de Charles Blomfield représentant le site de White Terraces (Nouvelle-Zélande).
White Terraces, huile sur toile de Charles Blomfield (1882). Te Papa, domaine public.

Naissance d’une vocation

Rien ne destinait pourtant Charles Blomfield à devenir le chantre des terrasses de Rotomahana. Né à Londres en 1848, il avait quatorze ans lorsque sa mère décida d’émigrer en Nouvelle-Zélande avec plusieurs de ses frères et sœurs[1]. Après plusieurs mois de voyage, la famille s’installa à Auckland. Charles devint peintre en bâtiment et apprit à réaliser des décors. Attiré par le bush, il commença à voyager à travers le pays et à peindre ses paysages, sans réelle formation artistique. Plutôt que de faire des croquis et de travailler en studio, il réalisait ses toiles directement dans la nature. Il visita pour la première fois les Pink and White Terraces en 1875. Il était loin d’être le premier occidental à le faire : depuis leur « découverte » au milieu du xixe siècle, elles étaient devenues une attraction touristique, parfois même appelée « la huitième merveille du monde ». L’accès était toutefois contrôlé par les Maoris, qui faisaient payer les dessins et photographies. C’est donc clandestinement que Charles Blomfield fit ses premiers tableaux des terrasses… En 1884, il s’arrangea pour revenir de façon plus formelle et s’acquitta d’une somme lui permettant de peindre et de camper autant qu’il le voudrait. Accompagné de sa fille de huit ans, il passa donc six semaines près des Pink and White Terraces, achevant pas moins de douze toiles. Dans ses lettres à sa femme, il décrivit la journée typique des touristes sur le site : arrivée à White Terraces à 11 heures ; pique-nique fait de patates et de koura (écrevisses) cuites dans les sources chaudes ; traversée du lac pour Pink Terraces, où la journée s’achevait par une baignade. Dix à trente touristes par jour, qu’il a souvent « omis » de représenter sur ses tableaux ! Ces derniers furent exposés à Auckland, où ils reçurent un bel accueil de la critique et du public, les touristes européens et américains fortunés repartant avec un souvenir des terrasses – il en existait aussi des photographies bien sûr, mais en noir et blanc. Avant l’éruption de 1886, les archives de l’artiste indiquent qu’il avait déjà vendu 60 représentations du site !

Huile sur toile de Charles Blomfield représentant le site de Pink Terraces (Nouvelle-Zélande).
Pink Terraces, huile sur toile de Charles Blomfield (1886). Te Papa, domaine public.

Une éruption de magma… et de peinture

Le 10 juin 1886, le mont Tarawera entra en éruption. Les trois pics du volcan crachèrent des colonnes de cendres, tandis que la terre s’ouvrit sous le lac Rotomahana, mettant l’eau en contact du magma. L’explosion expulsa 2 km3 de roches, laissant un vaste cratère et recouvrant les alentours de plusieurs mètres de cendres et de boue. L’éruption fit plus de cent victimes ; Te Wairoa, un village englouti – qui s’était développé grâce aux visiteurs des terrasses – est aujourd’hui devenu une destination touristique. Après l’éruption, le paysage était profondément différent : le lac Rotomahana était considérablement agrandi, ses berges bouleversées, les terrasses disparues. Si l’événement fut évidemment une catastrophe pour Charles Blomfield, qui perdait là son sujet de prédilection, il s’avéra bon pour ses affaires… Les toiles existantes prirent de la valeur, et il en réalisa d’autres, beaucoup d’autres : plus de 200 ! Le jaillissement de magma depuis les profondeurs telluriques fut donc suivi d’un jaillissement de peinture de la palette de l’artiste. En l’absence des terrasses, l’œuvre de Blomfield devint la seule façon de contempler la huitième merveille du monde. Cette réplication incessante de son propre travail ne lui valut pas que des louanges, comme en témoignent des coupures de presse de l’époque et l’opinion de certains historiens d’art, qui firent de lui un vulgaire marchand de souvenirs[2]. Il faut dire aussi que le peintre resta réfractaire aux nouveaux mouvements artistiques. Passé de mode, il finit même par abandonner la peinture. Charles Blomfield mourut en 1926 ; bien qu’il ait peint beaucoup d’autres paysages néo-zélandais, son nom reste inévitablement associé à celui des Pink and White Terraces. Le site a marqué son œuvre, mais celle-ci, en retour, a contribué à forger la légende des « terrasses perdues ». Mais au fait, le sont-elles vraiment ?

Ancienne carte du lac Rotomahana (Nouvelle-Zélande) avec des dépôts siliceux figurés en jaune.
Le lac Rotomahana en 1859 par Ferdinand von Hochstetter[3]. Plusieurs dépôts siliceux sont figurés en jaune, dont les White Terraces (au centre) et les Pink Terraces (plus bas à gauche). D’après ces données cartographiques, des chercheurs proposent qu’une partie des terrasses existe encore enfouie sous la cendre.

Les terrasses retrouvées ?

Les terrasses ont-elles réellement été détruites par l’éruption ? C’est le discours officiel, qui s’est imposé dès 1887 suite aux relevés cartographiques de la zone impactée par l’éruption. Plusieurs travaux récents ont toutefois remis cette version en cause. D’abord des travaux d’exploration du lac : en 2011, une équipe a ainsi prétendu avoir retrouvé la trace des Pink Terraces au fond de l’eau. Une partie du site aurait donc survécu, mais serait désormais enfouie dans l’eau et les sédiments. Cette étude est toutefois critiquée pour son manque de preuve définitive : pour l’instant, pas le moindre bout de geysérite n’est sorti des eaux du Rotomahana pour confirmer l’hypothèse. D’autres travaux (eux aussi controversés) sont basés sur l’étude d’anciens documents cartographiques, notamment la réinterprétation des relevés du géologue allemand Ferdinand von Hochstetter, qui avait exploré la région en 1859. En triangulant ces données, un article paru en 2023 a proposé[4] que les White Terraces seraient toujours là, et sur la terre ferme qui plus est ! Le site serait seulement recouvert par les cendres de l’éruption de 1886 et attendrait d’être déterré, tel un Pompéi austral… L’étude est corroborée par les connaissances des Maoris, mais il faudrait engager des travaux d’excavation pour en avoir la confirmation. En attendant qu’une très spéculative redécouverte des terrasses permette de les admirer, les tableaux de Blomfield ont encore de beaux jours devant eux ! 

Photo du lac Rotomahana devant le mont Tarawera.
Le lac Rotomahana (au centre) a retrouvé le calme. On distingue nettement la fracture qui fend le mont Tarawera et se prolonge de l’autre côté du lac, balafre laissée dans l’écorce terrestre par l’éruption de 1886. Un autre volcan, le Putauaki, est également visible derrière le mont Tarawera. CC BY GNS Science.

Article issu de kīpuka #4, texte diffusé sous licence CC BY-NC-ND.

Références

[1] Muriel Williams, 2020. Blomfield, Charles. Dictionary of New Zealand Biography, Te Ara – the Encyclopedia of New Zealand. https://teara.govt.nz/en/biographies/2b28/blomfield-charles (consulté le 12 décembre 2023)

[2] Blackley R, 1987. Blomfield’s Terraces. Turnbull Library Record 20

[3] Hochstetter F von, Petermann A, 1864. Geological and topographical atlas of New Zealand: six maps of the provinces of Auckland and Nelson. T. Delattre.

[4] Bunn AR, 2023. Resolving the 1886 White Terraces riddle in the Taupō Volcanic Zone. Front Earth Sci 11, doi:10.3389/feart.2023.1007148